5

 

À la fin du XXIe siècle, les cieux de la Terre étaient surpeuplés et cette petite planète ressemblait désormais à une des géantes du système solaire : Saturne. Son anneau était cependant composé de machines et de véhicules, et non d’innocentes boules de neige. On y trouvait des stations chargées de capter la lumière du soleil et de la retransmettre sous forme de micro-ondes vers les antennes d’Arabie et de Mongolie, d’Angola et du Brésil ; des raffineries qui utilisaient cette même source d’énergie pour fondre les métaux présents dans les sables de la Lune et les roches des astéroïdes capturés, distiller des hydrocarbures à partir de la chondrite carbonifère et extraire les diamants présents dans les météorites ; des usines qui employaient ces matériaux pour fabriquer des roulements à billes parfaits, préparer des antibiotiques parfaits, extruder des polymères parfaits. Il y avait encore les terminaux luxueux destinés à recevoir les grands vaisseaux interplanétaires et proposant des distractions à leurs riches passagers, une douzaine d’arsenaux orbitaux ainsi que deux fois plus de stations scientifiques, une centaine de satellites météorologiques et cinq cents de communication, un millier d’engins espions qui scintillaient au sein des étoiles nocturnes pour sonder la Terre, rechercher ses dernières ressources, jauger ses réserves d’eau potable de plus en plus rares, épier et écouter les nations afin de connaître les alliances en mutation constante et les affrontements armés sporadiques se produisant à sa surface – comme l’engagement meurtrier qui opposait actuellement des chars et des hélicoptères en Centrasie du Sud. Des traités internationaux aux innombrables clauses avaient banni de l’espace toutes les armes ayant un rayon d’action dépassant un kilomètre, ce qui incluait les missiles, les catapultes, les projecteurs laser, les appareils capables d’émettre de l’énergie dirigée et même les satellites munis d’un dispositif d’autodestruction dont les débris se seraient incontrôlablement disséminés de toutes parts. Pour cette raison, les quelques milliers d’objets en orbite autour de la planète étaient pour la plupart de simples masses inertes qui permettaient malgré tout à tel ou tel bloc de faire peser sur ses adversaires potentiels la menace de détruire leurs installations par une simple collision, sans parler de la possibilité de raser complètement des villes de la Terre par une pluie d’aérolithes artificiels.

La majeure partie de l’humanité continuait cependant de vivre comme par le passé. L’Alliance Nord-Continentale qui incluait l’U.R.S.S., l’Europe, le Canada et les U.S.A. (plus connue sous le nom du Bloc Euro-Américain) maintenait des rapports de bon voisinage avec la Sphère de Prospérité Réciproque du Dragon Bleu, plus souvent appelée le Bloc Nippo-Sino-Arabe. Les grands consortiums industriels avaient coopéré pour construire des stations orbitales ou terrestres dans la zone des planètes intérieures et dans la Grande Ceinture. Les Afro-Latino-Américains et les Indo-Asiatiques possédaient les leurs et avaient fondé de petites colonies sur deux des lunes de Jupiter. Les attraits de la colonisation du système solaire aiguillonnaient et, paradoxalement, atténuaient les rivalités terrestres. Les antagonismes étaient réels, mais nul groupe n’était disposé à mettre ses acquis en péril.

Si le voyage spatial ne pouvait être assimilé à un mode de transport économique, une évolution importante s’était produite au début du siècle. La technologie nucléaire avait trouvé le domaine d’application qui lui convenait le mieux, celui de l’espace ; la simplicité des principes mis en œuvre et la maîtrise des techniques avaient permis à des compagnies privées de se lancer sur le marché du fret interplanétaire. L’apparition des vaisseaux de transport s’était accompagnée de celle des arsenaux, des cales de radoub et des armateurs.

Les chantiers spatiaux de Falaron, qui comptaient parmi les plus anciens, tournaient autour de la Terre sur une orbite située à trois cent vingt kilomètres d’altitude. Pour l’instant, le seul appareil qu’on y trouvait était un vieux cargo à propulsion atomique en cours de révision et de rénovation – il devait recevoir un réacteur nucléaire flambant neuf, de nouvelles tuyères principales, un système de survie revu et corrigé et une couche de peinture fraîche, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Lorsque tous ces travaux seraient terminés, ce vaisseau ferait l’objet d’un réarmement et serait rebaptisé du nom pompeux de Roi des Étoiles.

Les gros moteurs atomiques avaient été montés et testés. Des travailleurs en combinaison spatiale munis de torches plasmatiques soudaient les énormes cylindres des nouvelles cales au puits central, juste au-dessous de la sphère du module de l’équipage.

La clarté des chalumeaux traversait les hublots du bureau du propriétaire de l’arsenal et y créait un ballet d’ombres. Ces lumières mouvantes ajoutaient à la moustache en bataille du jeune Nikos Pavlakis deux cornes noires qui lui donnaient un aspect vaguement démoniaque.

— Sois maudit, Dimitrios. Tu n’es qu’un menteur doublé d’un voleur. Tu n’as cessé de nous affirmer que tout serait prêt à temps, que tu maîtrisais parfaitement la situation. Aucun problème, aucun problème ! répétais-tu sans cesse. Et à présent tu m’annonces que les travaux seront achevés un mois plus tard que prévu si je refuse de régler tes ouvriers en heures supplémentaires !

— Mon garçon, je suis terriblement désolé, mais que pourrais-je faire face aux syndicats ?

Dimitrios écarta les mains, afin d’exprimer gestuellement son impuissance. Son interlocuteur ne lut cependant aucune contrition dans l’expression de son large visage ridé.

— Tu n’espères tout de même pas que j’assumerai à moi seul le coût de cet ignoble chantage ?

— Combien doivent-ils te reverser ? Dix pour cent ? Quinze ? Quelle est ta commission, en échange de ta coopération pour les aider à voler tes amis, tes parents ?

— Comment peux-tu me tenir de tels propos, Nikos ?

— La vérité est facile à dire, vieux bandit.

— Quand je pense que je t’ai fait sauter sur mes genoux, comme mon propre petit-fils ! rétorqua le vieil homme.

— J’ai compris qui tu étais à l’âge de dix ans, Dimitrios. Je ne suis pas aveugle comme mon père.

— Ton père n’est pas « aveugle », et sache que je lui rapporterai tes propos calomnieux. Il serait préférable que tu me laisses… Avant que je ne perde patience et ne te jette dans le vide.

— Je préfère attendre que tu l’aies contacté, Dimitrios. Je suis curieux d’entendre ce que tu as à lui dire.

— Tu crois peut-être que je ne le ferai pas ? s’écria Dimitrios dont le visage s’empourprait.

Mais il ne tendit pas la main vers le radiocom et le froncement de sourcils qui plissait son front était digne du dieu Pan.

— Ma chevelure est grise, mon fils. La tienne est encore brune. Pendant quarante années j’ai…

— Les autres arsenaux respectent leurs engagements, l’interrompit impatiemment Pavlakis. Pourquoi le cousin de mon père est-il incompétent à ce point ? Mais je me demande s’il s’agit véritablement de simple incompétence ?…

Les traits de Dimitrios cessèrent d’exprimer ses émotions et se figèrent.

— Les affaires ne se résument pas à ce qui peut être écrit dans un simple contrat, petit Nikos.

— Tu as raison sur un point, Dimitrios. Te voici devenu un vieil homme, et le monde a changé. De nos jours, la famille Pavlakis exploite une compagnie de transports spatiaux. Nous ne sommes plus des contrebandiers. Et encore moins des pirates.

— Tu oses insulter ton propre pè…

— Ce contrat prévu avec l’Ishtar Mining Corporation nous rapportera plus d’argent que tu n’as pu espérer en amasser tout au long de ton existence de menus larcins, s’emporta Pavlakis. Mais il faut pour cela que le Roi des Étoiles puisse appareiller dans les délais.

Ils savaient tous deux ce qui les séparait, dans l’atmosphère artificielle de ce petit bureau spatial, mais ils ne pouvaient l’exprimer. Ce sujet tabou n’était autre que la situation désespérée d’une entreprise autrefois prospère, les Pavlakis Lines, dont les quatre cargos interplanétaires d’antan se réduisaient désormais à un seul appareil : le vieux vaisseau actuellement en cale sèche. Dimitrios laissait entendre qu’il avait ses propres solutions à de tels problèmes, mais Pavlakis ne tenait pas à en prendre connaissance.

— Dis-moi, jeune maître, fit le vieil homme d’une voix tremblante et pleine de fiel. Explique-moi comment il serait possible, dans ce nouveau monde dont tu me parles, d’inciter des ouvriers à terminer rapidement leur tâche sans avoir recours à la motivation qu’apporte le règlement des heures supplémentaires effectuées.

— Il est trop tard, n’est-ce pas ? Tu y as veillé. Pavlakis gagna le hublot et se plongea dans la contemplation des flammes des torches plasmatiques. Ce fut en tournant le dos à son interlocuteur qu’il ajouta :

— Mais c’est entendu, qu’ils continuent. Et je te conseille d’empocher un maximum de pots-de-vin, vieillard, car c’est la dernière fois que nous te confions du travail. Et qui d’autre que nous acceptera de traiter la moindre affaire avec toi, ensuite ?

Dimitrios releva le menton, pour le congédier.

 

*

 

Nikos Pavlakis embarqua à bord d’une navette à destination de Londres l’après-midi même et se reprocha son emportement dès qu’il fut assis dans l’habitacle. Alors que l’appareil plongeait en hurlant dans l’atmosphère, en direction de Heathrow, Pavlakis faisait courir les perles d’ambre d’un chapelet sur les jointures de ses doigts. Il craignait que son père ne refusât de lui apporter son appui dans cette affaire. Les deux cousins avaient parcouru un long chemin ensemble, et Nikos refusait de penser aux activités auxquelles ils s’étaient probablement livrés à l’époque héroïque des débuts de la navigation spatiale commerciale, une période où les règlements avaient été pour le moins laxistes. Son père aurait-il pu se dissocier de Dimitrios, même s’il l’avait voulu ? Les choses changeraient quand Nikos prendrait la tête de leur compagnie… si cette dernière ne faisait pas banqueroute auparavant, bien sûr. Et entre-temps nul ne devrait connaître sa situation financière, faute de quoi la faillite serait immédiate.

Les perles du chapelet cliquetaient alors que Nikos murmurait une prière. Il demandait à saint Georges que son père pût jouir d’une longue existence… Après lui avoir cédé son poste.

Dire son fait à Dimitrios avant d’être certain de bénéficier du soutien de son père avait été une erreur, mais il était désormais trop tard pour y remédier. Il devrait envoyer sur place des personnes de confiance, en les chargeant de veiller à l’achèvement des travaux. Et… il s’agissait là d’une affaire encore plus délicate… il lui faudrait également réussir à repousser la date de l’appareillage.

Heureusement pour lui, les cargos n’effectuaient pas des navettes mensuelles avec les planètes. Trouver un autre transporteur à même de livrer un fret aussi volumineux que le chargement de robots de l’Ishtar Mining Corporation ne s’avérerait pas facile. Si le report du départ pour Vénus du Roi des Étoiles ne pouvait être considéré comme un début prometteur dans le cadre de nouveaux rapports commerciaux, cette bavure ne serait pas forcément catastrophique pour peu que la chance daignât lui sourire. Peut-être parviendrait-il à obtenir un rendez-vous non officiel avec Sondra Sylvester, la directrice principale de la compagnie minière, avant d’aller régler la situation avec son père.

Et il consacra le reste du voyage à préparer son argumentation.

 

*

 

Au même instant, Mme Sondra Sylvester se trouvait à l’ouest de Londres. Elle traversait le ciel couvert à bord d’un hélicoptère de direction de la société Rolls-Royce en compagnie d’Arthur Gordon, un rouquin en costume de tweed qui venait de gagner le bar encastré dans la coque de l’appareil pour y prendre une flasque en argent massif contenant du whisky. Il s’en servit un gobelet, après que la femme eut refusé de boire avec lui. Cet homme, le responsable de la Manufacture d’armes Rolls-Royce, s’affairait auprès de sa grande passagère vêtue de soie et de bottes noires. L’engin volait en pilotage automatique vers les terrains d’essais militaires de la plaine de Salisbury, et ils étaient seuls à bord.

— Heureusement que l’armée s’est empressée de coopérer, déclara-t-il avec exubérance. Elle semble s’intéresser fortement à vos machines. L’état-major nous a harcelés pour tenter d’obtenir des détails, depuis que nous avons entrepris leur fabrication, mais nous nous sommes naturellement abstenus de communiquer le moindre renseignement se rapportant à des systèmes brevetés.

Gordon avait ajouté cette précision en la fixant par-dessus le rebord du gobelet d’argent.

— Comme nous n’avons fait l’objet d’aucune pression officielle, nous ne devrions pas avoir de surprises désagréables.

— J’ai des difficultés à croire que l’armée puisse envisager de procéder à des manœuvres à la surface de Vénus, fit remarquer Sylvester.

— Moi aussi, ha ha ! dit Gordon avant de boire une autre gorgée de whisky. Mais les militaires estiment probablement que des robots conçus pour être opérationnels dans un pareil enfer devraient réaliser des prodiges dans un cadre moins inhospitalier.

Deux jours plus tôt, Sylvester s’était rendue à l’usine afin d’inspecter les nouvelles machines fabriquées par Rolls-Royce selon les spécifications fournies par I’Ishtar Mining Corporation. Les engins alignés l’attendaient au garde-à-vous sur le sol immaculé de l’entrepôt. Ils étaient six, accroupis tels d’énormes scarabées hérissés de cornes et d’ailettes. Sylvester les avait étudiés tour à tour, voyant un vague reflet de sa personne sur leur carapace en alliage de titane poli, pendant que Gordon et ses supérieurs rayonnaient de fierté. Sylvester s’était tournée vers ces hommes pour annoncer qu’elle désirait assister à un essai de ces robots avant d’en prendre livraison. Il serait inutile en effet de procéder à l’expédition d’un fret si volumineux jusqu’à Vénus si cela n’en valait pas la peine. Les représentants de Rolls-Royce avaient échangé des regards de connivence et des sourires confiants. Aucun problème. Prendre les dispositions nécessaires pour procéder à une telle démonstration s’était avéré très rapide.

L’hélicoptère s’inclina et perdit de l’altitude.

— Je crois que nous arrivons, déclara Gordon. Si vous regardez par le hublot de gauche, vous pourrez entrevoir Stonehenge.

Il revissa lentement le bouchon de la flasque de scotch en argent puis la glissa dans une poche de son pardessus au lieu d’aller la remettre dans le bar.

L’appareil se posa sur une lande battue par le vent où une escouade de soldats en treillis camouflés restaient au garde-à-vous, alors que les rafales faisaient claquer leurs pantalons, tels des drapeaux. Gordon et Sylvester descendirent de l’appareil et des officiers vinrent à leur rencontre.

Un lieutenant-colonel, le plus haut gradé d’entre eux, s’avança rapidement et inclina sèchement la tête.

— Lieutenant-colonel Guy Witherspoon, madame. À votre service.

Il avait prononcé « lieut’nant ».

Il serra avec froideur la main qu’elle lui tendait, et la femme comprit qu’il eût préféré lui adresser un salut réglementaire. Le militaire se tourna et répéta l’opération avec Gordon.

— Vous avez construit des monstres merveilleux. Nous avoir permis d’y jeter un coup d’œil est très aimable à vous. Puis-je vous présenter mon adjoint, le capitaine Reed ?

Autres poignées de main.

— Allez-vous enregistrer ces essais, colonel ? lui demanda Sylvester.

— Si vous nous y autorisez, madame.

— Je n’ai aucune objection à formuler, dès l’instant que ces informations restent strictement confidentielles. L’Ishtar n’est pas la seule compagnie minière qui exploite les gisements de Vénus, colonel Witherspoon.

— Absolument. Les Arabes et les Japs… hmmmm, les Japonais… n’ont pas besoin de notre aide.

— Je suis heureuse que vous compreniez.

Elle écarta de ses lèvres vermeilles une longue mèche de cheveux noirs. Cette femme possédait un visage aux origines indéfinissables… castillanes ? magyares ?… qu’il était impossible d’ignorer, ou encore d’oublier. Elle adressa au jeune officier à la moustache rousse un sourire chaleureux.

— Nous vous sommes reconnaissants de votre coopération, colonel. Vous pourrez commencer dès que vous serez prêts.

La main droite de Witherspoon bondit vers la visière de sa casquette, son besoin de saluer militairement s’étant avéré irrépressible. Il se détourna aussitôt et aboya des ordres aux soldats.

La machine devant être testée, un robot désigné au hasard par Sylvester parmi les six se trouvant à l’usine, était à présent accroupie en bordure du terrain d’atterrissage de terre battue. Ses six pattes articulées maintenaient son ventre à seulement quelques centimètres du sol, mais l’échine de son corps volumineux arrivait à hauteur d’homme. Deux soldats en scaphandres blancs sur lesquels apparaissait le symbole de la radioactivité attendaient au repos à côté de la machine. Les orifices oculaires à facettes et les sondes électromagnétiques épineuses qui se découpaient contre un ciel parcouru par des nuages noirs apportaient au robot un air de parenté avec un crabe ou un scarabée. Il n’était pas étonnant que la vision de ce monstre eût enflammé l’imagination des militaires.

— Quand vous voudrez, capitaine Reed.

Les hommes en combinaison blanche gagnèrent au pas de course un camion couvert de mises en garde jaunes contre les radiations et ouvrirent les portes arrière. Ils en sortirent un cylindre métallique d’un mètre de long qu’ils portèrent avec lenteur et précaution jusqu’à l’insecte de métal, avant de le glisser dans son abdomen.

Le colonel Witherspoon mit cette pause à profit pour guider Sylvester et Gordon vers une rangée de sièges disposés en bordure de l’aire d’atterrissage et abrités du vent par un alignement de panneaux en plastique. Ce poste d’observation était orienté vers le nord et occupait un petit affleurement rocheux surplombant une large vallée peu profonde. Les crêtes de ses deux versants étaient piquetées de casemates et le sol avait été creusé au fil des générations par les sabots des chevaux, les roues des affûts, les pneus des véhicules, les chenilles des chars, et les semelles d’innombrables brodequins.

Pendant qu’ils attendaient, Sylvester refusa une fois de plus la flasque que lui présentait Gordon.

Quelques secondes plus tard le robot était opérationnel. Les soldats reculèrent à bonne distance et Witherspoon fit un signal. Le capitaine Reed manipula les leviers et les boutons de la minuscule boîte de contrôle qu’il tenait dans sa main gauche.

L’écran de l’appareil reproduisait ce que voyaient les yeux du monstre de métal, une image du monde qui couvrait près de deux cents degrés mais était étrangement déformée, comme par des lentilles anamorphiques – une distorsion prévue pour compenser les aberrations géométriques engendrées par l’atmosphère de Vénus.

Quelques instants plus tard, les ailettes de refroidissement se dressant sur le dos du monstre de métal furent portées à incandescence – tout d’abord dans des tons orangés, puis rouge cerise vif, avant de virer au blanc. Un réacteur nucléaire refroidi par du lithium liquide alimentait le robot, et si la température de ses radiateurs s’avérait excessive sur Terre, ces derniers avaient été conçus pour permettre une dissipation de chaleur suffisante lorsque l’engin évoluerait dans un milieu de quatre cent soixante-quinze degrés centigrades.

Le vent leur apporta une odeur de métal surchauffé et Witherspoon pivota vers les civils.

— Le robot est à présent à pleine puissance, madame Sylvester.

Elle inclina la tête.

— Avez-vous pensé à une démonstration particulière, colonel ?

Il hocha la tête.

— Avec votre permission, madame. En premier lieu un déplacement non guidé sur le terrain, en fonction des cartes satellitaires stockées dans sa mémoire. Objectif : le sommet de cette crête éloignée.

L’impatience incurvait les lèvres de la femme, lorsqu’elle lui répondit :

— Allez-y.

Witherspoon fit un signe à son adjoint. Dans un concert de gémissements, le robot s’anima. Il redressa sa tête bardée d’antennes et de radiateurs. Son corps d’acier au molybdène était juché sur six pattes d’alliage de titane qui lui permettraient de se mouvoir sur des terrains plus accidentés qu’on n’en trouvait sur Terre. Il déplaçait ces appendices aux mouvements compliqués avec une rapidité sidérante et, alors qu’il s’élançait, tournait, puis plongeait vers le bas de la colline, une nouvelle série d’empreintes fut laissée dans la plaine de Salisbury.

Le gigantesque monstre de métal courait en soulevant un panache de poussière que le vent emportait vers l’est, telle une tornade filant dans le désert.

Dans le cadre d’un exercice destiné à permettre aux nouvelles recrues de se familiariser avec l’art d’assiéger l’ennemi, des tranchées avaient été creusées en travers de la vallée et complétées par des bermes. Le robot franchit les fossés et les tertres sans faire la moindre pause, poursuivant sa charge grondante comme la Brigade légère à Balaklava. Il atteignit l’extrémité de la vallée et les affleurements de roche grise qui le séparaient de son but. Il contournait les pentes les plus abruptes et poursuivait son chemin dans des zones à la déclivité moins accentuée, cherchant des prises dans les anfractuosités de la roche et sur les corniches. Quelques instants plus tard il fut sur son objectif, une rangée de casemates situées dans les hauteurs. Une fois là, il s’arrêta.

— Ces installations ont été construites au XIXe siècle, madame Sylvester, commenta le colonel. L’épaisseur du béton armé est supérieure à un mètre. L’armée les a classées dans les surplus.

— Je serais ravie que vous passiez à la deuxième partie de cette démonstration. Je regrette seulement de ne pas mieux voir la scène.

— Capitaine Reed ? Par ici, s’il vous plaît, lança sèchement Witherspoon.

Reed rapprocha suffisamment sa boîte de contrôle pour permettre à Sylvester et aux autres de découvrir sur la vidéoplaque ce que voyaient les yeux du robot.

— Et prenez ceci, madame.

Witherspoon lui tendit une paire de lourdes jumelles gainées de plastique noir poisseux.

Il s’agissait d’un instrument d’optique muni de lentilles à stabilisation électromagnétique et doté d’un filtre sélectif ainsi que d’un système d’accentuation des contours de l’image. Lorsqu’elle le porta à ses yeux, elle vit le monstre avec autant de détails et de netteté que s’il se trouvait à trois mètres seulement, bien que la perspective fût sans relief et purement graphique. Il restait accroupi en face du bunker, tel un scarabée igné menaçant.

Il était indispensable que le robot pût accomplir d’autres exploits que celui de se déplacer sans encombre à la surface de Vénus. Il s’agissait d’un engin de prospection et de forage. Il lui faudrait chercher et analyser des échantillons de roche puis, lorsqu’il trouverait un filon possédant une valeur commerciale, creuser le sol et prétraiter le minerai, le préparer pour qu’il puisse être purifié par d’autres machines et finalement emporté.

— Continuez, colonel, dit Sylvester. Witherspoon donna le signal. Reed manipula les commandes. La trompe et les griffes renforcées de diamants du léviathan de métal s’abattirent sur l’ancienne fortification. Un nuage de rouille et de poussière grise s’éleva. Le robot dévora les murs du bunker, et lorsque le toit s’effondra sur lui il n’en fit qu’une bouchée. Puis il rongea le sol ; les affûts des canons et leurs rails disparurent dans sa gueule, avec le caoutchouc et l’acier, les câbles et la graisse figée obstruant les caniveaux. Bientôt, il ne resta plus rien de la casemate, à l’exception d’une cavité dans le flanc de la colline. Le robot s’arrêta. Il avait déposé derrière lui diverses piles de fer brillant, de cuivre rougeâtre et de calcium.

— Excellent, dit Sylvester en rendant les jumelles à Witherspoon. Et maintenant ?

— Nous avons pensé à un essai de pilotage à distance, suggéra l’officier.

— Parfait. Des objections à ce que je procède moi-même à son guidage ? s’enquit-elle.

— Aucune, madame.

Witherspoon fit un signe à Reed, qui tendit le boîtier de contrôle à la femme. Elle étudia les leviers et les boutons pendant un instant, et Gordon se pencha serviablement vers elle pour lui fournir quelques précisions sur l’inversion du sens de la marche. Le temps d’achever sa phrase, cependant, elle manipulait déjà les commandes. Le robot, un simple point rougeoyant visible dans le lointain, se détourna du bunker et revint en arrière pour redescendre la pente dans leur direction.

Elle le dirigea volontairement vers un affleurement abrupt. Arrivé au bord de la petite falaise, l’engin refusa d’aller plus loin. Elle n’annula pas son ordre, et le robot utilisa sa logique rudimentaire pour trouver une solution. Ses mandibules s’abaissèrent entre ses pattes et il entreprit de dévorer le sol. Sylvester ne put s’empêcher de rire en le voyant s’ouvrir ainsi un raccourci vers le bas de la paroi verticale.

Puis elle le fit revenir à la vitesse maximale vers leur position. Il courait sur le sol rouge, devenant de plus en plus énorme. Il laissait dans son sillage un panache de poussière et des rideaux de chaleur oscillants.

Elle se tourna vers Witherspoon, les yeux brillants.

— Test de résistance aux températures élevées ! Son ardeur fit ciller le militaire.

— Mais oui… nous avons pensé…

Il désigna du doigt des fortifications à ciel ouvert situées plus au nord, à mi-chemin de la crête.

— Du phosphore, la plus grande quantité qu’il nous a été possible de nous procurer en si peu de temps. Il vous suffit de diriger la machine vers ce point.

Elle se pencha à nouveau sur les commandes. L’engin pivota vers son nouvel objectif et se rua vers lui. Il allait l’atteindre, quand une explosion d’une blancheur aveuglante se produisit et que le sol entra brusquement en éruption. Des jets de feu bondirent en sifflant dans le ciel. Sans ralentir sa progression, la machine pénétra dans le brasier. Une fois là, elle stoppa.

Elle demeura dans les flammes, et l’éclat de ses propres radiateurs était encore plus vif que celui de cet enfer. Après d’interminables secondes, l’incendie s’apaisa. Sylvester effleura les commandes et le robot pivota imperturbablement pour grimper droit jusqu’à la crête. Les soldats restèrent stoïquement à leur place alors que le monstre de métal les chargeait. Ce fut seulement lorsque l’insecte de feu se trouva à quelques mètres de ces hommes que Sylvester leva les mains du boîtier de contrôle et que le robot s’immobilisa.

— Du beau travail, colonel, déclara-t-elle en rendant la radiocommande à Witherspoon.

Elle écarta une longue mèche de cheveux tombée devant ses yeux.

— Monsieur Gordon, je vous charge de transmettre mes félicitations à Rolls-Royce.

 

*

 

Quand Sylvester arriva à son hôtel, ce soir-là, l’employé de la réception l’informa qu’un certain M. Nikos Pavlakis l’attendait au salon. Elle s’y rendit immédiatement et le surprit voûté sur le comptoir. Ses larges épaules distendaient la veste étriquée de son costume. Il avait devant lui un grand verre d’eau, un petit verre d’ouzo, et un bol de cacahouètes dans lequel il effectuait des ponctions régulières. Elle sourit lorsqu’il marmonna des paroles qu’elle interpréta comme une invitation à boire en sa compagnie.

— Je regrette, monsieur Pavlakis, mais j’ai eu une journée bien remplie et une soirée tout aussi accaparante m’attend. Si vous m’aviez contactée…

— Toutes mes excuses, chère madame…

Une cacahouète se plaça en travers de sa gorge et le fit tousser.

— Une escale imprévue sur la route de Victoria. Je pensais pouvoir vous rattraper. Une autre fois…

— Dès l’instant où le délai dont nous sommes convenus est respecté, il est inutile que vous preniez la peine de venir me faire des rapports réguliers, déclara-t-elle.

Il avait un visage extrêmement expressif et elle eût juré que sa moustache tombait, que ses cheveux avaient perdu une partie de leurs boucles. Sa propre expression se durcit brusquement.

— Quel est le problème, monsieur Pavlakis ?

— Il n’y a aucun problème. Je vous l’affirme. Nous serons prêts à temps. Aucun problème. Nous devons seulement faire face à quelques frais supplémentaires…

— Il y a donc un problème.

— Uniquement pour nous, pas pour vous.

Il sourit, révélant des dents blanches et régulières, mais son regard resta grave. Sylvester l’étudia.

— Entendu. Si tout se passe effectivement comme prévu vous n’aurez qu’à me joindre demain par vidéocom, afin de me confirmer votre intention d’entreprendre le chargement du fret dans deux semaines.

Lorsqu’il eut hoché sombrement la tête, elle ajouta :

— Et il sera entre-temps inutile de passer me voir.

— Bonne nuit, chère madame, marmonna Pavlakis.

Mais ce fut peine perdue, car la directrice de l’Ishtar Mining Corporation s’éloignait déjà.

 

Point de rupture
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